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Alberto Breccia, 20 ans après : entretien avec Thierry Groensteen

Le 10 Novembre 1993 disparaissait Alberto Breccia. Pour le 20ème anniversaire de sa mort, j’ai contacté des auteurs de BD et plus largement des personnes qui ont été influencées ou qui se sont intéressées à son travail. Thierry Groensteen en fait partie et voici la retranscription de notre entretien.

Dans les années 80, comment perceviez-vous son travail ici en France (ou en Europe) en comparaison avec ce qui se faisait à l’époque ?

J’ai découvert l’œuvre de Breccia par la publication de Mort Cinder dans Phénix. Pendant longtemps, je n’en ai eu qu’une vision très parcellaire. Mais le fait de rencontrer Breccia lui-même à Lucca, et son agent pour l’Europe Marcello Ravoni, de l’agence milanaise Quipos, m’ont fait prendre conscience de ce que seule une toute petite partie de ce qu’il avait créé était disponible en français. Je me suis mis à la recherche des éditions italiennes ou espagnoles. Très vite Breccia m’est apparu comme un des plus grands auteurs de la bande dessinée internationale. Le fait de savoir que Muñoz, dont le Alack Sinner découvert dans Charlie me fascinait, était un de ses disciples ne pouvait que me renforcer dans cette conviction.

Diriez-vous que Breccia était un dessinateur engagé ?

Un dessinateur résistant, en tout cas, qui avait fait le choix de rester en Argentine quand beaucoup d’autres choisissaient l’exil. Sa vie du Che, son Dracula et bien sûr Perramus ne laisseraient ensuite plus aucun doute sur sa condamnation absolue des exactions du régime militaire et son engagement auprès des forces de libération et de progrès.

On a souvent comparé Alberto Breccia avec Hugo Pratt : pourquoi selon vous ?

Outre le fait qu’ils se sont fréquentés pendant des années et ont enseigné la bande dessinée côte à côte, ils avaient les mêmes maîtres. À leurs débuts, l’un comme l’autre avaient repris à leur compte tous les codes de la bande dessinée d’aventures américaine, et étaient très proche de Milton Caniff. Par la suite ils ont peu à peu trouvé leur voie personnelle, Pratt évoluant vers une forme d’épure et Breccia vers l’expressionnisme.

Sans parler forcément “d’héritage”, quels dessinateurs / auteurs sont, selon vous, dans la même lignée que Alberto Breccia aujourd’hui ?

Il me semble voir plus de dessinateurs influencés par Muñoz que directement par Breccia. En tout cas, Breccia n’a aucun héritier dans la mesure où je ne vois personne qui ait la même attitude que lui par rapport au geste créateur en lui-même, qui soit dans le même esprit d’expérimentation incessante par rapport au médium et à ses techniques.

Que pensez-vous de cette citation sur le dessin et le style :

“Pendant des années j’ai fait des efforts terribles pour forger mon style et à la fin, je me suis rendu compte que ce style est simplement une étiquette qui ne sert à rien. Le dessin est un concept, il n’est pas une marque […]
Pourquoi dois-je continuer à dessiner toujours de la même façon ? Quand je dessine, je suis toujours moi-même ; je ne fais que changer les signes avec lesquels j’exprime un concept. Avoir un style personnel, cette espèce de sceau de garantie, c’est simplement s’arrêter au point où on atteint le succès.”

(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

C’est l’expression d’une démarche éminemment respectable, celle-là même dont je parlais à l’instant, qui fait vraiment la singularité de Breccia auteur. En terme de carrière, de fidélisation du public, de relation avec les éditeurs, c’est évidemment très aventureux.

Parmi tous ces styles différents de dessins, lequel vous touche / interpelle le plus ? et pourquoi ?


Je préfère son travail en noir et blanc, mais entre le clair-obscur aveuglant de Mort Cinder et les lavis incroyables de virtuosité de Perramus, je ne me sens pas capable de choisir.

A propos de ses nombreuses expérimentations :

“Pour dessiner, il faut se servir des outils qui donnent le résultat le plus convaincant. Chaque sujet requiert des solutions graphiques différentes, et ces solutions graphiques différentes nécessitent d’avoir des outils adaptés. C’est l’essence même du dessin et de la bande-dessinée”.
(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

Que pensez-vous de cette approche si on la met en regard des outils numériques (tablette graphique, retouche et colorisation avec Photoshop …) dont dispose un jeune auteur aujourd’hui ?

Le travail de Breccia était éminemment tactile, c’était un artisan qui affrontait des matériaux très concrets (et parfois très salissants). Je ne crois pas qu’il aurait aimé l’outil informatique, capable de mimer toutes les techniques graphiques mais sur un mode désincarné et faux.

En tant qu’historien et théoricien de la BD, qu’est-ce qui vous intéresse dans le travail d’Alberto Breccia ?

Il faudrait ici une réponse trop longue. Son histoire personnelle et éditoriale, son apport comme pédagogue, la puissance de son art, la versatilité de son style, son dialogue constant avec la chose littéraire, tout le désigne comme un créateur d’une envergure exceptionnelle, l’un des artistes les plus authentiques et accomplis qu’ait donnés la bande dessinée. Mais je voudrais conclure en disant ici à quel point j’étais touché par l’homme Breccia. J’ai monté deux expositions sur son travail à Angoulême, l’une à la galerie MR, l’autre dans les galeries du premier étage du CNBDI, et je l’ai fait venir pour un workshop d’une semaine à l’École régionale des Beaux-Arts, à l’occasion duquel j’ai tourné un portrait vidéo de lui (désormais visible sur Neuvieme Art 2.0). Je me souviens de sa silhouette tassée, de sa démarche prudente, de sa voix lente et recueillie, de son visage creusé, raviné, baroque, éclairé par un œil malicieux. En dépit de la barrière de la langue qui nous séparait, je me suis senti avec lui dans une sorte de proximité fraternelle, et je ne peux repenser sans beaucoup d’émotion aux heures passées à ses côtés.

 


A propos de Thierry Groensteen

Thierry Groensteen est un historien et théoricien de la bande dessinée de nationalité belge et française. Il contribue dans les années 1980 au développement de la théorie de la bande dessinée en dirigeant “Les Cahiers de la bande dessinée”, puis en travaillant pour “Le Monde”. À travers diverses revues, missions institutionnelles et conférences, il poursuit depuis ses travaux de théorisation et légitimation de la bande dessinée. C’est l’un des théoriciens francophones de la bande dessinée les plus visibles avec Benoît Peeters, Pierre Fresnault-Deruelle et Harry Morgan (source : Wikipedia)

Son site internet :

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