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Dessiner la dictature

Comme la plupart des ses compatriotes, au moment du coup d’état militaire de 1976 la vie d’Alberto Breccia bascule dans le cauchemar. Quelques années plus tard il déclarera :

« J’ai reçu des menaces de mort, mon fils aussi a reçu des menaces de mort, Œsterheld a disparu… Un jour une voix anonyme m’annonce au téléphone qu’ils vont faire sauter ma maison à la dynamite : j’ai du me cacher pendant un certain temps. »

Héctor Œsterheld, ami et scénariste de Breccia, a été enlevé avec ses filles. Ils ne réapparaîtront jamais.

Travailler, gagner sa vie avec le seul métier qu’il sait faire, devient pour Breccia pratiquement impossible. Une censure féroce empêche toute création; le danger est de se voir traité d’artiste “subversif” avec les conséquences que l’on peut imaginer. Beaucoup d’artistes et intellectuels choisissent la voie de l’exil. Breccia, lui, décide de rester.
Pour pouvoir travailler il décide d’adopter des thèmes absolument anodins qui ne peuvent apparemment pas donner naissance à interprétations qui peuvent s’avérer dangereuses.

Avec le scénariste Carlos Trillo, il adapte en bande dessinée les fables des frères Grimm. Un classique de la littérature enfantine, un sujet neutre que personne ne peut considérer comme “dangereux” ou “subversif”. Cependant, en les adaptant Breccia accentue le côte cruel de ces contes, il rend inquiétants même les personnages “positifs”. Parallèlement il expérimente, insère le collage dans ses dessins, travaille cette matière dure épaisse, anguleuse, aux couleurs violents et aux textures chaotiques.
Ce repli dans le travail, cette recherche de nouvelles solutions formelles sont pour lui une échappatoire, la seule capable de lui faire supporter la réalité qui l’entoure.

Breccia trouve dans le conte moral et dans le grotesque un genre que lui plaît et qui en même temps lui permet de travailler en sécurité. Il dira : « j’essayais de continuer à dessiner en évitant les problèmes. Je devais faire des choses qui, au moins en apparence, étaient “potables”… Si un jour ils venaient me voir à la maison, j’aurais toujours pu leur dire : “Je suis en train de dessiner une histoire bizarre, un peu comique, un peu grotesque”. Peut-être que de cette façon je pourrais arriver à leur arracher un sourire, et éviter qu’ils me massacrent à coups de crosse. »

Toujours avec Trillo comme scénariste, il commence alors une nouvelle histoire : “Buscavidas”. Le protagoniste est quelqu’un sans visage, sans passé, qui passe sa vie a collectionner les histoires des autres, faute de ne pas en posséder une à lui.
Derrière l’apparence de fables morales, les histoires que Buscavidas collectionne sont teintées de traîtrise, de perversion, de débauche.

Le mal y apparaît toujours, on pourrait presque dire à l’état pur. au long des différents épisodes, cette descente aux enfers continue sans pitié, tant que l’on se demande si l’étalage de toutes ces immondices n’est pas une recherche désespérée du bien.
Breccia dessine une de ses œuvres les plus noires et les plus désespérées. Ce n’est sûrement pas un hasard si, pour la réaliser, il a recours à un procède nouveau pour lui : il noircit d’abord les cases à l’encre de chine pour ensuite faire ressortir ses personnages en déchirant ce lourd rideau noir avec son pinceau imbibé de gouache blanche.

Dans l’atmosphère sombre et étouffante de “Buscavidas” commencent à apparaître des symboles, des messages cachés : Le crâne utilisé comme presse-papiers sur le bureau d’un policier, le portrait d’Hitler derrière le bureau du chef d’entreprise, la statue équestre du général Videla, ridicule et terrible en même temps et enfin les femmes en noir qui telles des personnages de tragédie se livrent au culte des morts faisant allusion à des tombes bien réelles mais où on peut pas aller se recueillir.

Partout, dans les horizons désolés, des pancartes qui disent “Oui” ou “Non”, rappellent l’arbitre suprême, le manque de justice et de droit des dictatures.
Breccia dira :

« J’étais anéanti par cette sensation d’impuissance. Je voulais dessiner quelque chose de plus fort, de plus engagé, sans pouvoir le faire. Le faire c’était signer moi-même mon arrêt de mort… »

Pendant qu’il achève les derniers épisodes de “Buscavidas”, Breccia entame une nouvelle série. Il le fait sans perspective immédiate de publication, simplement pour se calmer, pour réagir à ce sentiment d’impuissance en se réfugiant dans la peinture.
“Dracula” est entièrement peint à l’acrylique, avec un procédé qui est unique dans la bande dessinée. Dans ce cas aussi, Breccia cherche un abri dans l’alibi de la fable morale, développée en clé grotesque.

Ce n’est pas un hasard s’il a choisi de réinterpréter le personnage de Bram Stoker, le buveur de sang, le mort vivant.
Ce Dracula bon enfant et franchement sympathique nous renvoie par antithèse aux “Nosferatu” qui sévissent dans la réalité. Les images de suppliciés et les squelettes qui décorent le château du comte nous renvoient aux victimes des vrais vampires, ceux qui sont en train de boire le sang de l’Argentine.

Le dernier épisode, intitulé “Je ne suis plus une légende” a été réalisé dans les derniers mois de la dictature et constitue une sorte de chronique, de témoignage sur les années terribles que l’Argentine vient de vivre.
En paraphrasant une nouvelle de Richard Matheson, dans laquelle le dernier homme se bat pour survivre sur la Terre désormais complètement habitée par des vampires, Breccia promène son Dracula dans les rues de Buenos Aires.

En dix pages toute la tragédie de l’Argentine est passée en revue : les massacres, les cimetières clandestins, la torture et les enlèvements mais aussi la famine, la perversion et la débauche qui ont été le lot quotidien de ces années.

Une galerie des horreurs dans laquelle Breccia étale tout ce qu’il a tenu caché pendant trop longtemps au plus profond de lui même. Il indique clairement les crimes et les coupables de la pointe de son pinceau.

« Je me suis rendu compte qu’avec une arme qui peut paraître ridicule, comme un petit pinceau, je pouvais dire des choses très graves, très importantes. »

Publié avec l’aimable autorisation de Latino Imparato.

EN SAVOIR PLUS

“Qui a peur des contes de fées ? / Chi ha paura delle fiabe ?”, de Alberto Breccia et Carlos Trillo
“Buscavidas”, de Alberto Breccia et Carlos Trillo
“Dracula”, de Alberto Breccia

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