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Entretien autour de Mort Cinder avec Giusti Zuccato

Entretien réalisé par Yann Bagot

Rencontre avec Giusti Zuccato, éditeur de Breccia. L’entretien se déroule au siège des éditions Vertige Graphic à Paris, le mercredi 9 mai 2007.

Giusti Zuccato. Pour chaque nouveau livre, Breccia se donnait un nouveau défi esthétique, graphique. Il faut savoir que Mort Cinder a été dessiné sur un papier très huileux, un papier de charcutier très fin, au format bâtard pour l’impression, très grand ; ce papier a constitué en soi un défi technique à Breccia : comment faire coller les encres sur un papier huileux qui absorbe très peu; cela explique que les gris ressortent différemment que s’il avait utilisé un bon papier. Les lames de rasoirs lui permettaient d’étaler l’encre. En général, la reproduction de son travail était le dernier de ses soucis ; jamais Breccia n’a dessiné pour l’argent… Il a toujours travaillé de façon passionnelle, sans penser au public ou à un plan de carrière. C’est un maître surtout pour les dessinateurs qui, par dizaines, se sont inspirés de lui, l’ont imité et lui ont rendu hommage. Franck Miller, dans les premiers Sin City, fait de nombreux clins d’oeil à Breccia; sa bande dessinée 300 reprend les Thermopyles, épisode qui clôt Mort Cinder. Breccia aimait en France Tardi, son préféré, Boucq, Vuillard, il adorait José (Muñoz), ce que faisait Lorenzo Mattotti. Alberto a toujours au besoin d’un scénariste parce qu’il avait une modestie exagérée sur ses capacités de conteur, il préférait relever les défis purement graphiques et esthétiques. Il peignait souvent. Il avait dix toiles, et lorsqu’il avait fini la dixième, il recouvrait la première, il n’a jamais eu plus de dix tableaux ! Ces tableaux doivent avoir cinq tableaux en dessous… Ses sujets n’étaient pas très variés : souvent des hommes seuls, dans des cafés argentins où on passait des heures… Un personnage ou deux, une table ronde, des tasses de café; il reprenait ce thème qu’il modifiait d’une toile à une autre.
Ces toiles apparaissent parfois dans certaines cases de Perramus. Dans le troisième tome, Breccia nous a rendu hommage en dessinant un café qui s’appelle «la Tour de Babel», le nom de notre librairie à l’époque.

Yann Bagot : Quelle est la popularité de Breccia?

Giusti Zuccato : Mort Cinder est peut-être le plus vendu de Breccia, 4000 exemplaires. Les éditions des années 1980 avaient un tirage plus fort, mais le paysage de la bande dessinée était différent : il y a avait moins de saturation du marché, moins de BD qui sortaient, 500 contre 5000 par an aujourd’hui. Tous les albums, bons ou mauvais, se vendaient plus que maintenant. Les 2000 exemplaires qui ont été tirés en 1993 de sa dernière oeuvre, Rapport sur les aveugles, ne se sont épuisés qu’en presque dix ans, on a vendu 1200 exemplaires de la réédition que l’on a faite fin 2006; Breccia a encore un petit public. Il est difficile d’élargir ce public de lecteurs, il faut profiter des occasions qui se présentent; en janvier prochain, nous souhaitons organiser avec José Munoz, qui a remporté le dernier grand prix d’Angoulême, une exposition sur l’histoire de la bande dessinée argentine et de l’Argentine. Une occasion comme celle-ci pourra attirer le regard des lecteurs sur les auteurs argentins et Breccia, peut-être même de rééditer des inédits en France. Nous sommes en train de rééditer la première version de l’Éternaute, scénarisée par OEsterheld et dessinée par Solano Lopez, complètement inconnue en France.

Yann Bagot : Quelles étaient les relations entre Breccia et ses éditeurs?

Giusti Zuccato : En Argentine, Breccia a bénéficié de la complicité de OEsthereld qui était scénariste et éditeur en même temps. Pour l’Europe, il dessinait à son compte, comme un jeune auteur il tentait de placer ses travaux chez des éditeurs divers, grâce à l’aide de son fils ou de l’agent qu’il eut un temps. Le vieux Breccia a été toute sa vie un jeune auteur… Il est mort à 81 ans en 1993, je l’ai rencontré en 1986. Lorsqu’il venait à Paris, il logeait toujours chez moi, j’étais le seul de la maison d’édition à avoir un ascenseur… Breccia fumait énormément, il ne pouvait pas monter plus de deux étages à pied ! Il a commencé à fumer énormément et à boire lorsque sa première femme est morte, il est devenu vieux d’un coup; au moment où il créait Mort Cinder, en fait. C’était un homme adorable, très modeste, très regardant. Il avait une curiosité invraisemblable sur tout, les personnes, les objets, les immeubles… Jamais il ne fut un donneur de leçons ou ne se comportait comme un auteur qui se déplaçait avec sa Cour des miracles.
Il reste beaucoup à éditer, mais ce qui existe aujourd’hui en France de l’ oeuvre de Breccia constitue quand même son oeuvre centrale. Bien sûr, il manque Sherlock Time, Un Tal Daneri… Mais Cauchemars, Histoires extraordinaires, l’Éternaute, Che, Perramus, Les mythes de Cthulhu, Mort Cinder, Rapport sur les aveugles, Buscavidas existent en France. Ce qui manque surtout, c’est une vraie monographie de l’oeuvre de Breccia, contenant les oeuvres jamais parues. Umberto Ecco avait ainsi demandé à Breccia d’illustrer le Nom de la rose, mais l’édition n’a jamais vu le jour. Une nouvelle de Borgès illustrée par Breccia n’a également jamais été éditée. J’avais vu les originaux…Des acryliques magnifiques, des images baignant dans l’époque de la conquête de l’Amérique latine par les espagnols, entre histoire et fantastique. A défaut d’avoir édité cette monographie, on a édité une plaquette à l’occasion d’une exposition sur Breccia, qui contient une bibliographie internationale de Breccia.

Source : Entretiens autour de Mort Cinder, de Yann Bagot

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