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Entretien avec Latino Imparato

L’entretien retranscrit ci-dessous provient de PointG Magazine. Propos recueillis en avril 2009 par Laurent Assuid.

A l’occasion de l’exposition des œuvres originales de l’Argentin Alberto Breccia (1919-1993), à la galerie Martel, nous avons voulu en savoir un peu plus sur ce géant de la bande dessinée, hissé par les initiés au rang d’un Hugo Pratt, mais, hélas, méconnu du public français. Latino Imparato, ami, agent et éditeur (avec Rackham) du maestro, répond à nos questions enflammées.

Comment présenteriez-vous Alberto Breccia à un néophyte ?

Latino Imparato : Breccia était un grand dessinateur. Il est loin de la figure de l’auteur telle qu’on l’a créée par la suite, essentiellement ici, en France, c’est-à-dire celui qui imagine ses propres personnages, écrit son scénario et dessine. Comme Hugo Pratt ou José Munoz, Breccia est issu d’une époque où la bande dessinée était une industrie dans laquelle les gens travaillaient « à l’américaine ». Et pas seulement en Argentine, mais également en Italie, qui comptait de nombreux studios, contrairement à la France.

Autodidacte, Breccia a la chance d’être embauché, en 1939, par un éditeur argentin, Lainez, pour dessiner une historietta policière. Par qui est-il influencé à cette époque ?

Latino Imparato : par Alex Raymond et, plus généralement, par les grands dessinateurs classiques américains et argentins des années 1930-1940. Il aimait aussi Milton Caniff, mais moins que Pratt.

Comment fonctionnait alors cette industrie de la BD ?

Latino Imparato : les hebdomadaires ou les quotidiens argentins payaient les dessinateurs à la case ! Selon la formule que je traduis littéralement de l’espagnol, Breccia me disait : « On abattait des planches. » Il avait créé une série entière qui s’appelait El Vengador. Ainsi, il n’avait pas besoin de partager l’argent avec un scénariste. Dans les bandes dessinées d’alors, il y avait très peu de décors, parce que les dessinateurs disposaient de trop peu de temps pour les peindre. Tout était centré sur les expressions, les dialogues et les personnages. Breccia a également produit des illustrations pour enfants et des histoires comiques. En réalité, il honorait toutes les commandes qu’on lui passait, sans trop se poser de questions, c’était son boulot. Il se rendait d’ailleurs tous les jours à son bureau comme tout le monde. Ce qui donne quelques clés sur la façon dont s’est forgé le style de Breccia.

Hugo Pratt s’installe en 1946 à Buenos Aires et y reste dix ans. Pourquoi l’Argentine d’alors attire-t-elle tant les dessinateurs ?

Latino Imparato : il y avait pour eux énormément de travail. A un moment même, un hebdo de bande dessinée sortait chaque jour ! Je ne pense pas que cela soit jamais arrivé en France ! C’étaient des fascicules mal imprimés, sur du papier pas cher, vendus à bas prix qui circulaient dans ce pays gigantesque. C’était tellement populaire que le statut de dessinateur de bande dessinée était quasiment équivalent à celui des joueurs de football ou de basket aujourd’hui. Ils gagnaient très bien leur vie, la demande était très forte, la bande dessinée était vraiment dans les mœurs populaires.

François Rivière dans la préface de L’Eternaute (éd. Les Humanoïdes Associés) écrit que c’est sûrement The Dunwich Horror, un livre de Lovecraft, qui a poussé Breccia à se lancer dans des expérimentations graphiques, pour retranscrire en images l’univers de l’écrivain américain. Avez-vous plus d’informations par rapport à cette hypothèse ?

Latino Imparato : non, mais c’est très possible. Cependant, dans la génèse de nos décisions, il n’y a jamais une seule raison, mais plutôt un enchevêtrement de plusieurs facteurs. Lovecraft est un auteur qui a déchaîné certaines choses chez Breccia. Moi, je fais coïncider cette envie d’expérimenter avec Mort Cinder [publié en 1962 dans la revue Mistérix, ndlr]. Toutes les œuvres qui précèdent sont réalisées de manière conventionnelle, avec une énorme influence des auteurs nords-américains.

A partir de 1962, quelles sont les raisons qui poussent Breccia à se détacher de ses influences ?

Latino Imparato :à cause du personnage de Mort Cinder, qui est un mort-vivant ! Il devait le traiter correctement, sans le faire… ni trop mort ni trop vivant ! Il m’a dit que cela avait été un gros travail pour y arriver. L’histoire, très marquée dans le genre fantastique, lui laissait aussi une grande marge de création. Parallèlement à ça, la réalisation de Mort Cinder a coïncidé avec la maladie et la mort de sa première femme, ce qui, je pense, a beaucoup influencé certains de ses choix. Déjà, dans le fait de s’investir énormément dans le travail pour faire abstraction de la réalité. Pour résumer, il en avait assez de pratiquer son métier de façon répétitive comme il en avait marre des difficultés de la vie, il avait besoin de changer. Mort Cinder se situe à la charnière entre le style très classique développé auparavant et ses premières expérimentations. Il a commencé à proposer des choses vraiment inédites pour l’époque. Dino Battaglia [auteur de BD italien, 1923-1983, ndlr] dessinait d’une manière originale, mais dans un style beaucoup plus contenu et maîtrisé.

Quelles sont les différentes solutions graphiques innovantes et étonnantes de Breccia ?

Latino Imparato :il y a la fameuse lame de rasoir, qu’il utilisait comme une spatule [voir la vidéo dans ce dossier, ndlr] pour étaler l’encre de Chine. Il se servait aussi du pochoir, et inventait des textures en utilisant des bouts de chiffon ou des morceaux de caoutchouc. Il arrivait même à dessiner des formes entières simplement en soufflant sur des gouttes d’encre de Chine posées sur la feuille.

Comment a-t-il conçu son travail après Mort Cinder ?

Latino Imparato : après une période assez dure durant laquelle il n’a pas travaillé, se limitant à donner des cours, il s’est remis à la bande dessinée. Mais il ne voulait plus reproduire ce qu’il avait fait pendant des années et avait pris la décision de créer pour lui-même, sans se soucier des réactions du public. Il a avoué plus tard que ça avait été sa grande chance en tant que créateur… et sa damnation en tant que professionnel, car c’est à partir de là qu’il s’est forgé une réputation d’auteur non-commercial.

Mort Cinder lui a pourtant conféré une certaine notoriété !

Latino Imparato : oui, grâce à cet album, il a gagné la reconnaissance du public et des éditeurs. Graphiquement, il a innové tout en respectant les codes de la bande dessinée. C’était une évolution douce, et tout le monde voulait qu’il continue Mort Cinder. Mais il était arrivé à cette conclusion très simple que le style, qu’il avait mis du temps à mettre au point, c’est une connerie ! « Ça raccourci la carrière », disait-il ! Une fois que vous avez atteint un objectif, après, vous ne faîtes que vous répéter et, fatalement, le niveau qualitatif baisse, il n’y a plus de défi. Il disait toujours qu’une fois arrivé en haut d’une montagne, on ne peut que descendre ! Donc, l’idéal c’est d’avoir plusieurs montagnes à grimper, d’autant que les histoires, toujours différentes, ne peuvent être traitées de la même manière. Il faut adapter les outils à ce qu’on veut raconter. Et là, a commencé la période des expérimentations… et des déboires commerciaux.

Comme pour L’Eternaute ?

Latino Imparato : oui. L’Eternaute était publié en Argentine dans un magazine grand public, qui a écourté l’histoire parce que les lecteurs envoyaient des lettres disant qu’ils ne comprenaient rien et que c’était mal dessiné ! Ce n’était pas au goût de l’époque. Pour le coup, l’expérimentation allait assez loin : collages, réutilisation d’éléments, etc. Si on le relit aujourd’hui, L’Eternaute est toujours d’une grande modernité.

Comment êtes-vous devenu son éditeur ?

Latino Imparato : j’ai d’abord été son agent. Impressionné par l’accueil qu’avaient reçu les petites expos réalisées ici, Breccia m’a proposé de le représenter. Mais, quand j’ai commencé à proposer ses œuvres récentes aux éditeurs français, je me suis trouvé face à un mur, à cause de sa réputation d’auteur non-vendeur.

Il y a quand même eu trois albums essentiels publiés aux Humanoïdes Associés !

Latino Imparato : oui ! Les choses ont un peu changé après la grande expo Breccia organisée à Angoulême. Son énorme succès a permis à Bruno Lecigne et Guy Vidal de persuader Fabrice Giger, le patron des Humanoïdes Associés d’éditer L’Eternaute (en 1993), Dracula, Dracul, Vlad ? Bah (1993) et Le Cœur révélateur, adaptations de nouvelles d’Egdar Poe (1995). Un grand soin avait été apporté à l’édition de ces albums [couverture cartonnée avec jaquette, ndlr]. Hélas, là aussi, ça s’est mal passé ou plutôt rien ne s’est passé ! Les trois livres ont eu un succès très relatif. A partir de là, j’ai décidé de prendre les choses en main, en commençant par revisiter ce qui avait été négligé par le passé. Avec Vertige Graphic [dont Latino est un des cofondateurs, ndlr], nous avons réédité Mort Cinder, littéralement massacré chez Glénat et nous avons publié Rapport sur les aveugles, dont les éditeurs français ne voulaient pas. Ensuite, j’ai poursuivi la sortie de l’œuvre de Breccia avec Rackham (Les Mythes de Cthulhu, Dracula…). Actuellement, nous préparons la réédition de L’Eternaute.

Quels sont les artistes qui ont été influencés par Breccia ?

Latino Imparato : ce que je révèle précédemment exclu toute influence directe ! Chacun a pris quelque chose, et je pense que les artistes ont retenu les leçons de Breccia. Il a surtout cassé les schémas de l’académisme et du classicisme en bande dessinée.

La majeure partie de la production de Breccia est en noir et blanc. Quid de sa production couleur ?

Latino Imparato : c’était quelqu’un qui peignait beaucoup pour lui, qui s’amusait. Il n’a jamais exposé une seule fois une peinture de son vivant. Et c’est sur le tard qu’il a commencé à faire de la bande dessinée en couleur, dans les années 1970. Dracula, par exemple, a été réalisé en 1978.

Comment se fait-il que Breccia soit moins connu ici qu’en Italie ou en Espagne ?

Latino Imparato : je vais vous dire une chose, Alberto Breccia a été reconnu et a reçu des prix dans tous les pays d’Europe, y compris là où la bande dessinée est peu répandue… sauf en France ! Cela relève, selon moi, d’un problème culturel. Sa façon de construire ses albums est loin de la sensibilité française telle qu’elle s’est structurée dans le temps en matière de bande dessinée. Heureusement, les choses changent et l’on se rend compte aujourd’hui qu’il avait une sacrée avance. Les Mythes de Cthulhu, par exemple, où il abandonne jusqu’à la dernière goutte d’académisme, fait preuve d’une exceptionnelle modernité.

Il faut donc redécouvrir d’urgence l’œuvre de Breccia !

Latino Imparato : oui, parce qu’elle est impressionnante tant du point de vue artistique que plastique, et qu’elle reste une source d’inspiration. Il a donné des leçons à plusieurs générations de dessinateurs. Et il en donne encore aujourd’hui ! Breccia est parmi les auteurs modernes les plus influents.

Source : PointG Magazine

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