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Alberto Breccia, 20 ans après : entretien avec Juan Sáenz Valiente

Le 10 Novembre 1993 disparaissait Alberto Breccia. Pour le 20ème anniversaire de sa mort, j’ai contacté des auteurs de BD et plus largement des personnes qui ont été influencées par son travail. Juan Sáenz Valiente en fait partie et voici la retranscription de notre entretien (merci encore à Juan d’avoir fait l’effort de répondre en français).

En quoi son travail / son approche du dessin et de la BD t’a-t-elle influencée ?

Je me souviens que lorsque j’avais 12 ans, mon père m’a donné “Perramus”. Je ne connaissais pas Alberto Breccia jusqu’ici. Quand j’ai vu son dessin, j’ai compris que je voulais dessiner comme lui. La façon dont il déformait les visages, ces personnages étranges, l’utilisation de la lumière, c’est exactement à cela que je voulais que mes dessins ressemblent !

Plus tard, j’ai eu l’occasion de montrer mes dessins à Carlos Nine. Et il a dit en passant qu’ils ressemblaient trop à ce que faisait Alberto Breccia. C’est à ce moment là que j’ai réalisé que je devais arrêter de copier. Cette critique a été vraiment bénéfique pour moi, parce qu’il m’a aidé à m’éloigner du travail de Breccia. Mais en attendant, le fait de le copier m’a beaucoup aidé pour apprendre et comprendre beaucoup de choses.

Sans parler forcément “d’héritage”, quels dessinateurs / auteurs sont, selon toi, dans la même lignée que Alberto Breccia aujourd’hui ?

Muñoz, Carlos Nine, Jorge Gonzalez, Matías Bergara, Mandrafina, Enrique et Patricia Breccia (pour les deux dernier c’est forcément un “héritage” bien sûr), Frank Miller, Lucas Nine, et moi, entre autres.

Si tu devais retenir une seule de ses histoires ou une planche en particulier, laquelle ce serait ? Pour quelles raisons ?

Dans “Mort Cinder”, dans le chapitre “Les yeux de plomb”, dans la scène du cimetière, j’ai découvert deux choses très importantes :

Lorsque le personnage principal est caché, il est éclairé de bas en haut. Ce qui est techniquement incorrect, parce que la seule lumière que vous avez est la lumière de la lune, qui vient d’en haut bien sûr… Mais cela fonctionnait ! C’était une grande leçon: le réalisme doit être au service de la fiction, et non de lui-même.

L’autre chose que j’ai comprise, c’est comment il a créé des ambiances qui suggéraient tellement de choses avec seulement du noir et du blanc. Comment pouvait-il exprimer autant de choses avec si peu ? Ce fut un grand exemple pour apprendre à maîtriser les ambiances, le pire des vices de tous les débutants !

Peut-on encore parler “d’école Sud-Américaine” aujourd’hui ?


À l’exception des revues de BD et d’humour graphique, avec quelques rares exceptions (si elles existent) personne ne peut vivre en faisant des bandes dessinées pour le marché Sud-Américain. Aujourd’hui, tous les professionnels argentins travaillent pour les marchés internationaux ; l’Italien, le Franco-Belge, l’Americain, ou le manga, en adaptent leur style, ou en montrant le côté le plus compatible.

Donc, il y a beaucoup de choses dispersées qui ne rencontrent pas le public de l’un des marchés que j’ai nommés. Mais je ne sais pas si aujourd’hui on pourrait dire des professionnels argentins qu’ils forment une “école Sud-Américaine”. Il y a une école de l’humour graphique, je peux vous le garantir : Fontanarrosa, Quino, Caloi, Liniers, Rep, Tute, Crist, Parés, Gustavo Sala, Kioskerman, Juan Vegetal, entre autres. Je serais trop fier pour dire qu’il y a un lien qui unit ces groupes mais je ne peux pas dire non plus qu’il n’existe pas.

Que penses-tu de cette citation sur le dessin et le style :

“Pendant des années j’ai fait des efforts terribles pour forger mon style et à la fin, je me suis rendu compte que ce style est simplement une étiquette qui ne sert à rien. Le dessin est un concept, il n’est pas une marque […] Pourquoi dois-je continuer à dessiner toujours de la même façon ? Quand je dessine, je suis toujours moi-même ; je ne fais que changer les signes avec lesquels j’exprime un concept. Avoir un style personnel, cette espèce de sceau de garantie, c’est simplement s’arrêter au point où on atteint le succès”.
(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

Je n’ajoute presque rien parce qu’il a tout dit ! Seulement quelque chose pour montrer à quel point je suis d’accord.

J’avais l’habitude de travailler avec le scénariste Carlos Trillo. Il disait qu’il avait l’habitude de penser ses histoires en fonction du style de celui qui allait les dessiner. C’était un excellent exercice pour lui, mais pas pour le dessinateur, parce qu’il ne pouvait jamais prendre de risques. Quand j’ai su ça, je me suis dit: “Je veux dessiner d’une manière tellement singulière pour que personne ne puisse savoir comment est mon style.” Le style (sans le mauvais sens du terme) signifie la répétition, le vice. Et je me battrai pour ne jamais en avoir. Je voulais que Trillo ne soit pas capable de penser à un genre d’histoire qui marche avec mon style, et à l’inverse, je voudrais être capable de dessiner tous les genres d’histoires !

Je n’aime pas non plus quand la recherche d’un style s’apparente à du marketing pour créer une sorte de “marque”. Je trouve cela trop pathétique !

Est-ce que le jeune public argentin d’aujourd’hui connait encore Alberto Breccia ?

Je pense que oui. Il n’est pas Gaturro (le plus populaire strip local de nos jours) mais le public qui lit ponctuellement des BD sait bien qui est Breccia. Le public local est vraiment conservateur et nostalgique, alors il regarde encore beaucoup (peut-être trop) en arrière. Cela n’est pas le cas dans les revues graphiques locales où l’expérimentation et l’innovation sont très importantes.

Peux-tu expliquer quelle a été sa place dans la “Historieta” ? (la Bande Dessinée argentine)

Je pense qu’il s’agit d’une personne essentielle. Il était celui qui a rompu avec le dessin réaliste et qui a ouvert la voie de l’expérimentation. En général, l’innovation apparaît en même temps qu’un nouvel artiste, mais dans son cas, il est d’abord venu avec un style traditionnel et ensuite il a tout “cassé”.

A propos de ses nombreuses expérimentations :

“Pour dessiner, il faut se servir des outils qui donnent le résultat le plus convaincant. Chaque sujet requiert des solutions graphiques différentes, et ces solutions graphiques différentes nécessitent d’avoir des outils adaptés. C’est l’essence même du dessin et de la bande-dessinée.”
(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

Que penses-tu de cette approche si on la met en regard des outils numériques (tablette graphique, retouche Photoshop, colorisation numérique…) dont dispose un jeune auteur aujourd’hui ?

Je pense que l’ordinateur est un outil en plus, et c’est un excellent outil de toutes les façons. Dans l’histoire de l’Art, le coup de pinceau est passé par différents stades. Dans le réalisme, il a été interdit, on ne devait pas le voir, il devait être masqué. Puis dans l’Impressionnisme, il a commencé à être montré et à être assumé. Avec le numérique, il est arrivée la même chose. Au début, tout le monde a essayé de cacher l’empreinte du numérique. C’était de la retouche numérique ou de la peinture numérique qui simulait des matières organiques, mais jamais le “coup de pinceau numérique” n’était assumé. Aujourd’hui, les outils numériques qui ne simulent pas des outils naturels sont acceptés. Et je pense que c’est une nouvelle option aussi valable que les autres, mais cela ne va pas les remplacer. L’huile, l’encre, l’aquarelle, le crayon, le pastel, ou le numérique : tous sont uniques et sont les bienvenus. C’est en travaillant avec un seul d’entre eux qu’il y a peut-être une limitation. Je pense que le numérique est un nouvel outil, et il peut être considéré comme un outil en plus dans la théorie de Breccia.

As-tu quelque chose de particulier à rajouter / à dire à son propos ?

Alberto Breccia disait “Si vous avez terminé un travail et que vous êtes fier de lui, alors c’est la fin.”

 


A propos de Juan Sáenz Valiente

Juan Sáenz Valiente est né à Buenos Aires en 1981.
Depuis tout jeune, il a touché à l’illustration, au dessin animé et à la Bande Dessinée. Il collabore à la réalisation du libre “Arte y técnica de la animación” avec son père, Rodolfo Sáenz Valiente. Depuis Août 2009, il s’auto-interprète dans la série télé “Impreso en Argentina” où, en compagnie du journaliste et historien Diego Valenzuela, il enquête sur les textes fondamentaux de la littérature argentine (Borges, Cortazar…)

En France, il a publié 3 bandes-dessinées : “Mémoires d’une vermine” en 2005 chez Albin Michel avec un scénario de Carlos Trillo; “L’hypnotiseur” chez Casterman en 2010 avec Pablo de Santis au scénario; et “Norton Gutierrez et le collier d’Emma Tzampak” chez Bang Ediciones en Septembre 2013.

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