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Alberto Breccia, 20 ans après : entretien avec Lorenzo Mattotti

Le 10 Novembre 1993 disparaissait Alberto Breccia. Pour le 20ème anniversaire de sa mort, j’ai contacté des auteurs de BD et plus largement des personnes qui ont été influencées ou qui se sont intéressées à son travail.

Le 12 Septembre dans la soirée, Lorenzo Mattotti m’a très gentiment ouvert les portes de son atelier parisien pour me parler d’Alberto Breccia. Voici la retranscription de notre conversation.

Comment as-tu connu le travail d’Alberto Breccia ?

En Italie la 1ère fois que j’ai connu son travail je crois que c’était “Les Yeux De Plomb” (Mort Cinder) mais c’était publié dans un livre carré, tout petit et monté d’une façon différente. Ils avaient dû couper la structure originale des planches mais c’était bien fait. En parallèle, ils [Mondadori] ont commencé à publier d’autres histoires de Mort Cinder sur une autre revue, et Lovecraft (Les mythes de Cthulhu‎), que j’ai connues après.

Mais pendant que je lisais “Les Yeux De Plomb”, j’étais entré en contact avec l’agence d’Alberto Breccia qui gérait tous les dessinateurs d’Amérique du Sud, celle qui gérait Muñoz, Quino, beaucoup d’autres artistes. Et là, j’ai pu voir les originaux, j’ai pu voir les grandes planches. Et tout de suite, je suis tombé sous le choc : la puissance du signe, du trait, le rythme de la narration et surtout le N&B. Je crois que c’est une des rares bandes dessinées qui m’a donné une vraie émotion. Et alors j’ai commencé à suivre son travail.

Comment percevais-tu son travail en comparaison avec ce qui se faisait à la même époque en Italie ? Etait-ce une vraie révolution ?

En Italie c’était une période pleine de nouvelles choses. Il y avait Hugo Pratt, Dino Battaglia, il y avait Sergio Toppi…Et Alberto Breccia rentrait presque dans une sorte de “tradition” en poussant plus l’expressionnisme, la gestualité et le côté artistique. Mais je ne l’ai pas vécu comme une révolution, je l’ai vécu comme une puissance énorme de narration. C’est-à-dire a qu’il n’y avait pas tellement d’auteurs qui arrivaient à avoir cette puissance, il était un des seuls à y arriver.

Après, quand il a commencé à expérimenter avec Lovecraft (Les mythes de Cthulhu‎) avec différentes textures et d’autres techniques, on voyait que c’était vraiment un auteur hors pair.

C’était une période très stimulante, pleine de nouvelles vagues graphiques, et beaucoup de dessinateurs expérimentaient. Mais lui, il a ouvert des portes. Pour moi et pour mon travail aussi.

Justement, en quoi son travail t’a-t-il influencé ?

J’ai été influencé par à peu près tout ce qu’il faisait Déjà à cette période, on théorisait beaucoup sur la possibilité d’expérimenter ou sur les liens entre Art et BD, sur l’expression, la poésie, l’abstraction… Et Breccia était un référent total. Il a ouvert des nouvelles routes dans les recherches de la narration. Ce n’était pas seulement lié à la forme mais à aussi à l’expression.

C’était lié aussi à la force des scénarios d’Oesterheld, non ?

Oui mais dans “Les Yeux De Plomb” (Mort Cinder), je trouvais ce que qui était très fort, c’était surtout la relation texte / image. Après dans Lovecraft (Les mythes de Cthulhu‎) par exemple, j’ai trouvé cela un peu plus “lourd” car le dessin est beaucoup plus fort que le texte. L’histoire était racontée par les images et le texte ajoutait des choses mais dans “Les Yeux De Plomb” (Mort Cinder), je trouvais qu’il y avait un parfait équilibre entre le rythme, le scénario et le texte. Et puis comme j’avais déjà lu tout Lovecraft en littérature, ça m’intéressait moins, donc je ne regardais que les images.

Qu’est-ce que tu retiens de lui : son approche de la couleur ? du N&B ? l’expression en général ?

Quand il était publié à cette époque en Italie, j’avais vu les originaux de son fils, Enrique. Et dans cette période, Enrique faisait une histoire classique, “Till Eulenspiegel”. Et après il a tout changé mais cette planche à l’huile que j’avais vue, a aussi été un choc pour moi : c’était presque son père mais mis en couleur à la manière d’un Goya. Et je dois dire que les couleurs d’Alberto, je pense à Dracula… C’était mystérieux, pas humoristique, en couleur… [il cherche...]

Tu penses à “Chia ha paura delle fiabe ?”

Non, ça c’était humoristique et ça m’a moins touché. Par contre, en le voyant faire ça, je me suis dit que ce mec là était capable de tout faire. D’ailleurs il me disait qu’un dessinateur devait être capable de tout faire, et ça m’a beaucoup influencé.

Disons que ce qui m’a beaucoup influencé, ce sont surtout les couleurs, l’expérimentation, le crayonné. Parfois je trouvais ses couleurs un peu “datées”, mais je parle des histoires parce qu’après, j’ai vu les originaux et aussi tous ses dessins et ses peintures, et ça c’est autre chose, c’est complètement différent.

Il y a chez lui un conflit très fort entre la narration et l’expression mais qu’il avait réussi à dépasser dans le N&B. Avec le N&B, il n’a plus peur de rien. Il y a une histoire inspirée de “Héros et tombes” (Rapport sur les aveugles) qui est fantastique pour cela. J’aime aussi quand il fait du grotesque comme dans Perramus, mais il doit beaucoup raconter, et des fois ça manque d’air car il devait raconter trop de choses dans les cases…

Que penses-tu de cette position à propos du dessin et du style ?

“Pendant des années j’ai fait des efforts terribles pour forger mon style et à la fin, je me suis rendu compte que ce style est simplement une étiquette qui ne sert à rien.
Le dessin est un concept, il n’est pas une marque […]
Pourquoi dois-je continuer à dessiner toujours de la même façon ? Quand je dessine, je suis toujours moi-même ; je ne fais que changer les signes avec lesquels j’exprime un concept. Avoir un style personnel, cette espèce de sceau de garantie, c’est simplement s’arrêter au point où on atteint le succès.”

(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

Je ne sais pas si c’est lui qui m’a influencé mais j’ai la même maladie… (rires) C’est ce que je dis à mes élèves : le style apparaît peu à peu au fur et à mesure que tu dessines.

Mais le style ce n’est pas une formule. Pour lui, le style a un aspect négatif. Pour moi, c’est positif car c’est ta personnalité, ta façon d‘interpréter les choses mais cela ne doit pas être une formule.

Je crois que le style sort peu à peu, en travaillant tout le temps. Tu réinterprètes à ta façon, et plus tu es honnête avec toi même et ce que tu es en train de faire, et plus ton style émerge. C’est ta façon de voir la vie. C’est ta personnalité.

Parmi tous ces différents dessins, lequel te touche ou t’interpelle le plus ? et pourquoi ?

[En voyant une case de "L’Eternaute"] En fait c’est “L’Eternaute” que j’ai connu en premier, ce n’est pas “Les Yeux de Plomb” (Mort Cinder). C’était le 1er épisode de“L’Eternaute”, et tout de suite après est sorti “Les Yeux De Plomb” (Mort Cinder) Je me souviens que j’avais lues les 1ères pages de “L’Eternaute”, elles avaient une composition particulière, je me souviens d’un dessin très expressionniste en N&B. Et puis cette séquence là avec les personnages qui le poursuivent et qui ont des couteaux, et lui qui a peur, elle est extraordinaire.

J’apprécie aussi ce genre de chose [il me montre "Chia ha paura delle fiabe ?"] j’admire toujours ce travail mais c’est un peu trop baroque espagnol pour moi. Et puis quand je parlais des couleurs, il y a la série des “Jekyll & Hyde” aussi [il fait référence à "L’homme et la bête", une des histoires qui a été publiée dans Cauchemars]

Mais tu sais, je l’ai beaucoup vécu aussi à travers les yeux de Muñoz qui me racontait beaucoup de choses. Alberto Breccia c’était son Maître, son professeur. C’est grâce à José au Festival de Lucca en 1974 ou 75 – quand Pasolini a été tué – que j’ai rencontré Alberto. Muñoz m’a dit : “viens je te fais connaitre Alberto” et moi je ne voulais pas, j’étais timide. Mais il a insisté et me l’a présenté. Breccia a commenté un peu mon travail et il était très encourageant, au contraire d’Hugo Pratt. Il était tellement doux, un peu comme un grand-père, et il était comme ça avec tous les jeunes dessinateurs.

Il m’avait invité plusieurs fois à le rejoindre dans son atelier en Argentine, à rester là-bas 1 mois et à dessiner avec lui. Mais je n’ai jamais eu le courage d’y aller et un jour, j’ai été invité à la Biennale de Bande-Dessinée de Rio de Janeiro, et je me souviens avoir appris la nouvelle de sa mort 2 jours avant de partir. Et quand j’étais dans l’avion, je me disais : “merde, c’est mon 1er voyage en Amérique Latine et Alberto est mort”. J’ai beaucoup regretté de ne jamais y être allé, j’aurais pu apprendre tellement de choses avec lui et voir Buenos Aires à travers ses yeux…

Tout comme Breccia, tu as illustré un livre de Eddy Devolder[1] et énormément de livres pour enfants. Egalement, tu as publié ta version de Hänsel & Gretel en 2009 qui s’est suivi de l’exposition “Oltremai” et Breccia avait fait sa propre version des contes de Grimm avec “Chia ha paura delle fiabe ?”. Ce sont là de simples coïncidences ?

Non c’est le hasard total mais ce croisement ne m’étonne pas car on aimait les mêmes auteurs. D’ailleurs, le début de mon adaptation de “Docteur Jekyll & Mister Hyde” est dédié à Alberto Breccia. Quand je faisais certaines planches je pensais beaucoup à lui.

Dans Hänsel & Gretel et Oltremai… il y a mon amour pour le N&B, pour le pinceau… S’il n’y avait pas eu Alberto, je n’aurais jamais pu faire Hänsel & Gretel comme ça. Et quand des journalistes me disaient que dans “Feux” j’étais expérimental, je disais “Non, je ne suis pas expérimental, je ne fais que continuer la route qu’Alberto et Hugo Pratt ont tracé.”

Feux est une dédicace continue envers Alberto : l’abstraction du ciel, l’expressionnisme des images… J’ai essayé de traduire en couleur la puissance du N&B d’Alberto. J’ai essayé de traduire en couleur ce que je ne voyais pas dans ses couleurs à lui, car j’imaginais qu’on aurait pu faire quelque chose de plus.

A propos de ses nombreuses expérimentations :

“Pour dessiner, il faut se servir des outils qui donnent le résultat le plus convaincant. Chaque sujet requiert des solutions graphiques différentes, et ces solutions graphiques différentes nécessitent d’avoir des outils adaptés. C’est l’essence même du dessin et de la bande-dessinée”.
(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

Qu’en penses-tu ?

Il était plus libre que moi. Sur les films (Portraits d’auteur, CNBDI), tu as vu comment il dessinait avec un rasoir ou d’autres choses ! Quand j’étais jeune j’ai un peu expérimenté mais je n’ai jamais fait l’Ecole des Beaux Arts alors parfois, je me souviens que pour arriver à un certain résultat, je bricolais beaucoup parce que personne ne m’avait appris à faire ceci ou cela.

En termes d’expérimentation, je pense qu’il faut s’approprier le matériel et le faire se courber à notre besoin. Lui pour dessiner, il prenait un marteau mais il ne l’utilisait pas comme un marteau. Moi, humblement, je prends des papiers comme ça (il parle des papiers népalais) et j’ai de l’empathie avec la matière que je touche. Il faut la sentir, l’écouter et faire sortir des choses de cette matière.

Tu parles des papiers et des supports mais je sais qu’il dessinait très souvent sur ce qu’il trouvait même si ce n’était pas un support adapté pour le dessin ou la peinture (cartons de boites à chaussures, papiers très fins…)

Absolument. Il devait s’adapter avec ce qu’il avait. Tu dois utiliser les propriétés de la matière, c’est elle qui te fait découvrir les choses. Tu peux faire le même dessin au fusain, à la plume, en couleur, à l’encre… et c’est toujours différent parce qu’il y a une émotion différente qui est donnée par la matière. Avec l’ordinateur c’est différent : tu dois chercher ce qui fait un faux fusain ou un faux crayon, c’est pratiquement à l’opposé.

Justement, que penses-tu des outils numériques (tablette graphique, retouche et colorisation avec Photoshop…) dont dispose un auteur aujourd’hui ?

C’est sûr que l’image et notre rapport à l’image ont changé depuis qu’il y a l’ordinateur. On a la possibilité d’utiliser combien de centaines ou de milliers de couches de couleurs différentes : gris, mi-gris, gris marron, gris vert avec tous les % différents de transparence… Les choses les plus intéressantes selon moi, c’est quand on se sert de l’ordinateur pour faire des choses qu’on ne pouvait pas faire à la main : les aplats lumineux parfaits, les couleurs dorées, la luminosité des couleurs…

Je n’utilise pas l’ordinateur mais je m’en sers de manière expérimentale. Les trames, les transparences, les milliers de nuances de couleurs… C’est intéressant pour cela et il faut rendre à César ce qui appartient à César.

Je suis d’accord mais si tu fais ce travail là alors que ton dessin va être imprimé, tu perds beaucoup des effets que tu as produits

Oui mais tu sais, les originaux de Breccia une fois imprimés, c’était souvent de la merde très différent. Et si tu vois mes originaux et l’impression, tu vois qu’il y a toujours un décalage. Certaines couleurs sont lumineuses parce que la matière est lumineuse, après, l’impression est faite par 4 couleurs… Ca, c’est toujours un problème.

Mais je ne dessine pas avec l’ordinateur car il me manque ce rapport empathique avec la matière et la découverte du dessin et de l’émotion quand j’utilise cette matière. Tu peux exprimer certaines choses seulement dans ces moments là et avec ces gestes là. Avec l’ordinateur, le fait de pouvoir changer et recommencer tout le temps, ça revient à ne pas accorder d’importance au hasard et à l’instant. L’instant, c’est un autre côté magique de l’image. Le rapport entre l’encre, un papier népalais un peu mouillé, une tache qui s’ouvre, une erreur… L’ordinateur peut te donner autre chose mais ça, il ne peut pas te le donner.

Sans parler forcément “d’héritage”, quels dessinateurs / auteurs sont, selon toi dans la même lignée que Alberto Breccia aujourd’hui ?

J’ai l’impression que les jeunes artistes n’aiment pas trop faire de références, parfois ils les cachent ou parfois ils les oublient… David Prudhomme par exemple, j’ai l’impression qu’il l’a beaucoup admiré le travail d’Alberto. Je pense aussi à De Crecy, beaucoup d’espagnols évidemment et Stefano Ricci qui l’a connu aussi… Mais il faudrait le leur demander !

Et puis il y a Frank Miller ! Il a tout piqué à Alberto (rires) Et pas seulement Miller, celui qui a fait le 1er Batman aussi ( ?) Après, ils ont utilisé le langage d’Alberto pour le codifier encore plus. Ils n’ont pas suivi la liberté anarchique d’Alberto, ils ont pris les formes et les tracés et ils ont vu qu’ils pouvaient crée un code graphique avec ça. L’histoire 300 de Frank Miller notamment, qui est un énorme clin d’œil aux “Thermopyles” , le dernier épisode de Mort Cinder : je ne sais pas s’il a écrit son amour pour Alberto ou pas, mais je trouve que c’est très inspiré.

Pour conclure, as-tu quelque chose à rajouter à propos d’Alberto Breccia ?

Je constate encore combien de force il y avait dans ses dessins, et quelle peur nous avons aujourd’hui à continuer dans sa trajectoire. Il est arrivé à un tel niveau d’expression et de liberté… Quand on parlait des gens qui expérimentent de manière très libre un peu comme lui, peut-être qu’une personne comme Gary Panter avec son côté complètement dingue, serait dans cette filiation.

Mais la force d’Alberto, c’était que même dans les images les plus abstraites, il n‘a jamais détruit l’histoire et il te donnait toujours des repères pour comprendre l’histoire. Il a fait avancer des territoires d’exploration. Il savait raconter des histoires avec le langage de la BD et il arrivait aussi aux propres limites de ce langage. Avec la répétition des images fixes dans “Le cœur révélateur” par exemple, on peut en tirer des leçons sur le rythme.

Dans son travail, il y avait toujours une tension entre quelque chose de très contrôlé et une recherche toujours plus poussée. Alberto était un Maître à la fois dans la rigueur et dans la liberté.

Je tiens à remercier chaleureusement Rina Zavagli et Lorenzo Mattotti de m’avoir permis de réaliser cet entretien.


[1] : Lorenzo Mattoti et Eddy Devolder, Métamorphoses, Vertige Graphic, 1992.

 

A propos de Lorenzo Mattotti

Lorenzo Mattotti vit et travaille à Paris. Après avoir terminé ses études d’architecture, il a décidé de se consacrer à la bande dessinée dont il est aujourd’hui un des plus grands représentants à l échelle internationale. Il a été publié dans toutes les plus importantes revues graphiques. Ses livres sont traduits dans le monde entier. De “Incidents” à “Le signor Spartaco”, en passant par “Feux”, et tant d’autres jusqu’à “Le bruit du Givre”, le travail de Mattotti a évolué avec une forte et constante cohérence, mais toujours avec l’ éclectisme de celui qui a le courage d’innover…

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